Éthique

Pourquoi l'Espagne protège mieux ses poissons que nous

Antonin Simon · · 8 min

Taille maximale vs taille minimale : le débat qui divise l'Europe. Entre réglementations absurdes et solutions efficaces, décryptage des enjeux éthiques de la pêche moderne.

Rivière espagnole cristalline, exemple de gestion par taille maximale

Espagne, rivière Sella dans les Asturies, juillet 2022. Je ferre un magnifique bar (loup de mer) de 55 cm après un combat acharné. Magnifique poisson, dans une forme éclatante. Mais je suis légalement obligé de le relâcher — la réglementation espagnole impose une taille maximale de capture.

Retour en France quelques semaines plus tard, étang de Thau en Méditerranée. Je vois un pêcheur local garder très fièrement une superbe dorade royale de 2 kg. Intrigué, je lui demande : “Tu as le droit de la garder ?” Il me regarde, étonné, et rigole franchement. “Bien sûr que j’ai le droit, elle fait largement 35 cm, c’est bien au-dessus de la taille minimale légale.”

Et là, ça me frappe comme une évidence. Ce bar espagnol de 55 cm que j’ai été contraint de relâcher, c’est un géniteur mature de 8 à 10 ans qui produit facilement 200 000 œufs par an lors de la reproduction. Cette dorade française de 2 kg que ce pêcheur ramène chez lui, c’est exactement la même chose : une reproductrice d’élite en pleine force de l’âge. L’Espagne protège délibérément ces poissons champions de la reproduction. La France autorise légalement leur élimination systématique.

Bienvenue dans l’absurdité totale des réglementations halieutiques européennes, qui varient du tout au tout d’un pays à l’autre.

Deux philosophies diamétralement opposées

En France, depuis l’instauration des premières réglementations modernes dans les années 1970, on raisonne exclusivement en taille minimale de capture. Truite fario ? 23 cm minimum. Brochet ? 60 cm minimum en domaine public. Bar (loup) en Méditerranée ? 30 cm minimum. La logique semble à première vue imparable : on laisse les poissons grandir suffisamment, se reproduire au moins une fois dans leur vie, et après seulement on autorise leur prélèvement. En théorie : protégeons les tout petits pour qu’ils deviennent grands, et ensuite on peut garder les gros.

Sauf que voilà, il y a un problème majeur dans ce raisonnement. Un bar de 60 cm, ce n’est pas juste “un gros poisson parmi d’autres”. C’est biologiquement un géniteur mature de 10 ans d’âge qui produit statistiquement 10 fois plus d’œufs qu’un jeune individu de 3 ans tout juste mature. Une truite de 45 cm, c’est une femelle exceptionnelle qui a réussi à survivre aux crues dévastatrices, aux sécheresses mortelles, aux multiples prédateurs (hérons, cormorans, loutres). Son patrimoine génétique est par définition exceptionnel — elle a prouvé sa résilience. Et nous, avec notre système de taille minimale, on autorise légalement à la tuer et à l’éliminer définitivement du pool génétique.

En Espagne et dans le nord de l’Italie, ils ont compris cette logique biologique depuis longtemps. Ils pratiquent massivement la taille maximale de capture. Bar en Catalogne espagnole ? 42 cm MAXIMUM. Truite fario dans les Pyrénées aragonaises ? 40 cm MAXIMUM. Brochet dans certaines zones protégées italiennes ? 60 cm MAXIMUM. Le principe est limpide : vous pouvez légalement garder les poissons de taille moyenne pour votre consommation personnelle, mais les vrais trophées reproducteurs, vous êtes obligés de les relâcher vivants. Point final.

Le résultat concret de ces politiques ? Leurs populations de poissons sont objectivement plus stables dans le temps. La biomasse totale (poids de poissons par kilomètre de rivière) augmente année après année. Et les pêcheurs sportifs sont absolument ravis parce qu’ils ferrent très régulièrement de très gros spécimens — ce qui était devenu rare en France. Tout le monde y gagne : les poissons, l’écosystème, et les pêcheurs.

Paysage de rivière espagnole dans les Pyrénées, système de gestion par taille maximale

Le “slot limit”, cette solution intelligente qu’on ignore

J’ai découvert ce système révolutionnaire lors d’un voyage de pêche au Montana (États-Unis) en 2019. Le principe m’a littéralement bluffé par sa simplicité et son efficacité : vous pouvez légalement garder les poissons capturés uniquement entre deux tailles précises. Ni les trop petits (juvéniles), ni les trop gros (géniteurs d’élite).

Exemple concret d’application sur la truite fario : relâche strictement obligatoire en dessous de 25 cm (ce sont des juvéniles qui n’ont jamais encore participé à la reproduction), garde légalement autorisée entre 25 et 38 cm (ce sont des adultes reproducteurs “standards” en bonne santé), et relâche à nouveau obligatoire au-dessus de 38 cm (géniteurs d’élite aux gènes exceptionnels). La logique biologique est limpide : on protège rigoureusement les jeunes pour assurer le renouvellement, on protège tout aussi rigoureusement les champions reproducteurs pour maintenir la qualité génétique du stock, et on permet quand même un prélèvement raisonné et raisonnable aux pêcheurs qui souhaitent ramener du poisson à la maison pour le consommer.

Les chiffres scientifiques publiés parlent absolument d’eux-mêmes. Montana : +35% de biomasse totale mesurée en seulement 10 ans sur les rivières passées en régime de slot limit strict. Nouvelle-Zélande : des truites de 60 centimètres et plus sont redevenues relativement courantes après 30 longues ans d’absence quasi-totale. Québec (Canada) : sur le doré jaune (Sander vitreus), +50% de captures de poissons trophées enregistrées depuis l’instauration du système en 2015.

La question que je pose ouvertement aux gestionnaires français : pourquoi la France n’a-t-elle toujours pas testé sérieusement ce système qui a fait ses preuves partout ailleurs ? Même sur une simple zone pilote de quelques kilomètres de rivière pour voir les résultats concrets. Même sur un seul lac pour évaluer. Rien. Le néant total. J’ai personnellement proposé l’idée au président de l’AAPPMA du Gardon lors de l’assemblée générale de 2023. Sa réponse textuelle : “C’est trop compliqué à contrôler pour nos gardes-pêche bénévoles.” Argument que je trouve franchement bancal et peu convaincant. Les Espagnols, les Italiens, les Américains, les Canadiens y arrivent très bien. Pourquoi pas nous ?

Le no-kill, une pratique de longue date

Depuis de nombreuses années maintenant, la quasi-totalité des poissons capturés sont relâchés. Cette pratique du no-kill (capture et remise à l’eau) s’est progressivement imposée comme une évidence, au fil de l’expérience et de l’observation des populations.

La philosophie est simple : le plaisir de la pêche réside dans la traque, l’approche, le combat — pas dans l’assiette. Un poisson relâché correctement survivra et continuera de se reproduire, potentiellement pendant des années. Il fera le plaisir d’autres pêcheurs, peut-être même des générations futures.

En guidage, le no-kill est systématique et non négociable. Les règles sont strictes : hameçons sans ardillon obligatoires pour faciliter le décrochage, épuisette à mailles ultra-fines pour ne pas abîmer le mucus protecteur du poisson, mains toujours bien mouillées avant toute manipulation, photo ultra-rapide de maximum 10 secondes hors de l’eau (chronomètre en main), et relâche immédiate dans le courant pour une bonne oxygénation. Les clients qui découvrent cette approche comprennent rapidement son sens en voyant le poisson repartir d’un puissant coup de queue dans l’eau claire.

Point crucial cependant : le catch & release mal pratiqué par méconnaissance ou négligence tue tout autant qu’un prélèvement. Un poisson complètement épuisé après un combat trop long, manipulé brutalement à mains sèches qui arrachent son mucus protecteur, photographié longuement sous un soleil de 35°C, a statistiquement 60% de chances de mourir dans les 48 heures suivantes, même s’il repart en nageant. Relâcher un poisson vivant n’est donc pas automatiquement un geste responsable. Il faut le faire correctement, avec méthode et respect de l’animal.

L’hypocrisie du système

Le système actuel révèle un déséquilibre flagrant. En tant que pêcheur amateur de loisir : quota strict de 5 truites par jour maximum, fermeture réglementaire annuelle de 6 mois pour la reproduction, zones interdites pour protection des frayères, taille minimale légale de 23 cm à respecter scrupuleusement, et contrôles réguliers par les gardes-pêche assermentés (4 contrôles l’année dernière).

Pendant ce temps, les chalutiers industriels en Méditerranée continuent de racler systématiquement les fonds marins avec des quotas qui se comptent en dizaines de tonnes par sortie, des périodes de fermeture quasi inexistantes, des prises accessoires massives de dauphins et de tortues marines, et des contrôles en mer rarissimes — avec des sanctions dérisoires par rapport aux profits.

Les chiffres officiels sont sans appel : la pêche de loisir représente statistiquement moins de 2% des captures totales de poissons en France, mais subit environ 90% des restrictions réglementaires et des contrôles. La régulation de la pêche récréative est nécessaire, mais le déséquilibre de traitement avec la pêche industrielle reste aberrant. Voir un chalutier raser les herbiers de posidonie au large du Grau-du-Roi pendant qu’un pêcheur se fait sanctionner pour une dorade de 22 cm au lieu de 23 cm, voilà qui illustre parfaitement l’incohérence du système. Les lobbies économiques de la pêche industrielle pèsent infiniment plus lourd politiquement que les pêcheurs amateurs dispersés sur le territoire.

Paysage cévenol, nos rivières méritent mieux qu'une réglementation incohérente

Le tableau qui fait mal

EspèceFrance (Min)Espagne (Max)Italie (Max)Système idéal (Slot)
Bar42 cm mini (Atl.)42 cm maxi40 cm maxiSlot 30-45 cm
Truite fario23 cm mini40 cm maxi35 cm maxiSlot 25-38 cm
Brochet60 cm miniPas de limite60 cm maxiSlot 50-70 cm
Dorade royale23 cm mini30 cm maxi25 cm maxiSlot 23-35 cm

Note : Les tailles varient selon les régions et le statut (privé/public) de l’eau.

Relâchez les poissons trophées

Certains pêcheurs pratiquent systématiquement le no-kill sur les carnassiers (brochets, sandres, perches), mais gardent sans questionnement toutes les grosses truites capturées. Cette différence de traitement mérite réflexion : relâcher un brochet de 80 cm “pour protéger l’espèce”, mais garder systématiquement une truite de 45 cm, c’est biologiquement l’inverse de ce qui serait cohérent.

Les très gros poissons ne sont pas des trophées à éliminer du milieu naturel pour les accrocher au mur. Ce sont des trésors génétiques vivants d’une valeur inestimable à préserver pour les générations futures et la pérennité de l’espèce.

Pour aller plus loin :

— Antonin

Antonin Simon - Guide de pêche

Antonin Simon

Guide de pêche professionnel basé dans le Gard. Chroniqueur sur France Bleu Gard Lozère. Spécialiste de la pêche traditionnelle aux appâts naturels, des truites sauvages aux carnassiers, de nos rivières cévenoles aux destinations lointaines.

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