Environnement

Nos rivières à sec : chronique d'une crise annoncée

Antonin Simon · · 9 min

Été 2023 : interdictions de pêche, rivières asséchées, populations menacées. Témoignage d'un guide sur la crise hydrique qui frappe le Gard et la Lozère, entre urgence environnementale et lueurs d'espoir.

Lit de rivière asséché dans le Gard, été 2023

Août 2023. Direction Mende pour une session truite sur le Lot, cette rivière repère où l’on pêchait au toc avec mon grand-père dans les années 2000. En arrivant au spot habituel, en aval de Balsièges, là où se trouvent normalement les grandes fosses profondes, la scène est saisissante.

Le Lot a disparu. Enfin, pas comme on l’a toujours connu.

Techniquement, il y a de l’eau. Mais entre les blocs de granit qui formaient autrefois de magnifiques toboggans écumants, il reste à peine 20 cm de profondeur. Des flaques tièdes, déconnectées les unes des autres, où s’entassent des alevins hagards qui n’ont nulle part où aller. L’odeur d’algue morte monte dans la chaleur de l’après-midi.

En 30 ans de pêche, jamais vu un tel spectacle. Même en 2003, l’année de la canicule historique, le Lot coulait encore décemment. Cette image reste gravée. Le jour où l’on comprend viscéralement qu’on est en train de perdre quelque chose d’irremplaçable.

L’été des interdictions

Dès le printemps, les signaux étaient alarmants. Ouverture de la truite le 11 mars — normalement le grand jour de l’année —, et plusieurs tronçons sont déjà fermés d’office. Le Gardon d’Anduze affiche des débits sous les seuils d’alerte. La Dourbie présente des niveaux préoccupants dès fin mars. Les anciens pêcheurs haussaient les épaules au bord de l’eau : “T’inquiète pas, ça va revenir avec les orages d’avril.” Sauf que les orages ne sont jamais venus.

Les arrêtés préfectoraux sont tombés en cascade tout au long de l’été. Juin, juillet, août… les interdictions de pêche se sont généralisées progressivement, jusqu’à ce que la quasi-totalité des rivières du Gard ne soient plus accessibles. Sur les réseaux sociaux de pêcheurs, la colère grondait : “C’est pas nous le problème, regardez plutôt du côté de l’agriculture !” Et franchement, les chiffres leur donnent raison — même si la réalité reste plus complexe.

Le maïs qui boit nos rivières

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le problème principal de consommation d’eau dans la région, c’est le maïs irrigué. Cette culture, introduite massivement dans les plaines dans les années 1980, nécessite des irrigations énormes précisément de juin à août — c’est-à-dire exactement au moment où les rivières sont naturellement à l’étiage, au plus bas. Un hectare de maïs consomme environ 5000 m³ d’eau par an. Le Gard compte à lui seul 15 000 hectares de maïs irrigué. Le calcul est éloquent : 75 millions de m³ d’eau prélevés en plein cœur de l’été.

Pour donner un ordre de grandeur, le débit d’étiage du Gardon à Anduze tourne autour d’1 m³ par seconde. Le maïs irrigué du département consomme à lui seul l’équivalent de plusieurs mois de débit complet du Gardon. C’est proprement aberrant.

Les chiffres de l’Agence de l’Eau (2022) sont éloquents : l’agriculture représente 68% de la consommation d’eau dans le département. L’eau potable, c’est 18%. L’industrie 10%. Les loisirs (golfs, piscines, etc.) 4%. Alors quand les médias répètent “il faut que chacun fasse des efforts, prenez des douches plus courtes”, la réaction est mitigée. Bien sûr que la responsabilité individuelle compte. Mais l’impact d’un particulier reste symbolique à l’échelle du problème. Le vrai levier de changement, c’est bien l’agriculture intensive.

Lit du Gardon asséché, août 2023 — les flaques remplacent le courant

La pollution invisible

Au-delà du simple manque d’eau, la question cruciale de la qualité de ce qui reste se pose. Et là, franchement, c’est souvent dramatique. Le Rhône, de Lyon jusqu’à la mer, est massivement pollué aux PCB (polychlorobiphényles) — héritage de décennies d’industrie chimique. Le Vistre, la Cèze, le Gardon… tous sont touchés par des pollutions historiques (mercure des anciennes mines, plomb des galènes) ou agricoles actuelles (pesticides, nitrates).

Soyons clairs : quand on pêche en Méditerranée, la consommation des poissons pêchés près des embouchures de fleuves reste hautement questionnable. Le risque de bioaccumulation des polluants est trop élevé. Les gens s’imaginent que la pêche locale, c’est sain, naturel, bio par défaut. C’est faux. Pas dans une région aussi industrialisée et avec une agriculture aussi intensive. Les poissons, surtout les prédateurs en haut de chaîne alimentaire, concentrent les polluants tout au long de leur vie. Plus ils sont vieux et gros, plus ils en ont accumulé.

C’est terrible de devoir dire ça en tant que guide de pêche et amoureux des cours d’eau, mais c’est la vérité. Les rivières sont malades. Et malgré tous les rapports d’alerte, le cycle continue, année après année.

Les solutions qu’on ignore

La solution technique n’est pourtant pas mystérieuse. L’Espagne, et notamment la région de Murcie pourtant semi-aride, a réussi à diviser par deux sa consommation d’eau agricole en 15 ans grâce à la généralisation du goutte-à-goutte. Les traditionnels pivots asperseurs dans les champs perdent jusqu’à 40% de l’eau distribuée par simple évaporation sous le soleil. Le goutte-à-goutte, c’est de la précision chirurgicale : chaque goutte compte, chaque goutte va directement à la racine.

Les subventions massives à la conversion culturale pourraient aider : passer du maïs vers le tournesol ou le sorgho, qui consomment environ 70% d’eau en moins pour un rendement économique comparable. Mais le lobby du maïs reste puissant en France. Les aides de la PAC (Politique Agricole Commune) favorisent encore aujourd’hui le maïs. Résultat : les agriculteurs font ce qui est rationnel économiquement dans le système actuel, c’est-à-dire continuer de planter du maïs.

Davantage de retenues collinaires pourraient stocker l’eau hivernale (quand elle est abondante) et la redistribuer intelligemment l’été. Ça se fait déjà, mais à une échelle insuffisante. Et surtout, la restauration massive des zones humides naturelles changerait la donne. Les tourbières, les marais, les ripisylves (ces forêts qui bordent les rivières) sont des éponges naturelles extraordinairement efficaces qui régulent les débits, filtrent l’eau, et créent de l’ombre qui limite l’évaporation. Le problème ? 67% ont été détruites depuis 1950 dans le bassin Rhône-Méditerranée, essentiellement pour gagner des terres agricoles. 80% de nos ripisylves ont disparu.

Pourtant, les exemples de réussite existent. Le Syndicat Mixte du Gardon a replanté 2 kilomètres de ripisylve à Anduze en 2021. Le résultat des mesures scientifiques est sans appel : température de l’eau réduite de 2°C en période estivale, débit augmenté de 15% en étiage grâce à la réduction de l’évaporation. Ce n’est vraiment pas sorcier sur le plan technique. Mais ça prend du temps, de l’espace foncier, et surtout une vraie volonté politique de long terme.

L’engagement local

À l’échelle individuelle, les actions comptent. Dans les chroniques hebdomadaires sur France Bleu Gard Lozère, le contenu ne se limite plus à “où aller pêcher ce week-end” et “quelle technique utiliser”. Les sujets abordés incluent ouvertement sécheresse, interdictions croissantes, changement climatique et responsabilités collectives. Certains auditeurs se plaignent régulièrement : “On veut du positif, pas de l’écologie politique !” Mais les pêcheurs sont par nature les sentinelles de l’eau, les premiers témoins de sa dégradation. Si cette voix ne s’élève pas pour parler de ces problèmes, franchement, qui le fera ?

La participation aux réunions du SAGE Gardons (Schéma d’Aménagement et de Gestion des Eaux) permet également de contribuer au débat. C’est souvent technique, parfois kafkaïen avec ses jargons administratifs, mais c’est concrètement là que se prennent les vraies décisions d’aménagement du territoire. Dernier combat en date : mobiliser l’opinion pour empêcher la création d’un golf 18 trous près d’Alès, projet qui aurait consommé 150 000 m³ d’eau par an juste pour maintenir le gazon vert en plein été. Le projet a finalement été abandonné en octobre 2024 grâce à une forte mobilisation citoyenne, dont celle des pêcheurs et des associations environnementales. Une petite victoire, mais une vraie victoire.

Et puis concrètement, le nettoyage de terrain. Tous les premiers samedis du mois, un ramassage de déchets sur 5 kilomètres de berges du Gardon rassemble une équipe de bénévoles. Résultat systématique : entre 15 et 30 sacs poubelles bien remplis à chaque sortie. La pire collecte à ce jour ? Juin 2024, juste après le festival des Penta de Nîmes : 47 sacs pleins. Des canettes à n’en plus finir, des bouteilles en verre, des tentes de camping complètes abandonnées sur place, et même une trottinette électrique jetée dans l’eau. Parfois, franchement, l’impression que les gens se moquent complètement de tout.

Novembre 2024 : Le Retour

Quatorze mois après le choc du Lot asséché, retour sur place avec une certaine appréhension. Les orages d’automne avaient rechargé les nappes phréatiques. Le Lot coule à nouveau. Pas au niveau exceptionnel des années 2010, loin de là, mais il coule. Une belle truite fario de 32 cm, pleine de vie et de vigueur, ferrée et relâchée dans le courant après une photo rapide. Elle a disparu d’un puissant coup de queue, comme une flèche argentée.

La vie revient. Toujours. La nature a cette capacité de résilience fascinante. Mais la vraie question reste entière : pour combien de temps ?

Le rapport WWF publié en 2023 est sans appel : “Si rien ne change dans les pratiques et la gestion de la ressource, 40% des cours d’eau du sud de la France seront devenus intermittents — c’est-à-dire complètement à sec l’été — dès 2050.” Mais une étude de l’INRAE publiée en 2024 apporte une lueur d’espoir scientifiquement documentée : “La restauration de seulement 10% des zones humides détruites pourrait à elle seule compenser 30% des pertes de débits d’étiage constatées.”

Les chiffres sont là, sur la table. Les solutions techniques existent et sont documentées. Il manque juste la volonté politique et collective de les mettre vraiment en œuvre.

Paysage de Lozère — ces rivières peuvent revivre si on se bat pour elles

Chacun peut agir

Pêcheurs : rejoignez votre AAPPMA locale (Association Agréée pour la Pêche et la Protection du Milieu Aquatique). Participez concrètement aux chantiers de restauration de cours d’eau, aux suivis scientifiques des populations. L’AAPPMA du Gardon, par exemple, achète régulièrement des parcours de rivière pour créer des réserves halieutiques protégées, finance l’installation de passes à poissons pour rétablir la continuité écologique, et mène des actions de sensibilisation dans les écoles.

Agriculteurs : testez le goutte-à-goutte sur une parcelle pilote. Expérimentez des cultures alternatives comme le sorgho qui résiste bien à la sécheresse. Les aides financières de l’Agence de l’Eau existent pour accompagner ces transitions — renseignez-vous.

Citoyens : économisez l’eau au quotidien, bien sûr, mais pas seulement. Signez les pétitions contre les projets absurdes. Informez-vous sur les positions des candidats concernant la gestion de l’eau. Votez en conséquence pour les élus qui défendent réellement l’environnement et pas seulement en période électorale.

Élus locaux et décideurs : arrêtez d’autoriser systématiquement des projets manifestement incompatibles avec la ressource en eau disponible sur le territoire. Un golf supplémentaire, une énième zone commerciale avec ses parkings imperméabilisés, ça ne vaut clairement pas une rivière qui meurt.

L’eau ne revient pas toute seule par magie. La bataille collective commence maintenant.

Pour aller plus loin :

— Antonin

Antonin Simon - Guide de pêche

Antonin Simon

Guide de pêche professionnel basé dans le Gard. Chroniqueur sur France Bleu Gard Lozère. Spécialiste de la pêche traditionnelle aux appâts naturels, des truites sauvages aux carnassiers, de nos rivières cévenoles aux destinations lointaines.

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